Chapitre 4




Le coton part en Chine





Le coton de Nelson Reinsch quitte la Coopérative de Compression des Fermiers de Lubbock et prend à gauche sur la carte en direction de la Chine. Le coton, généralement transporté en camion, parfois en train, traverse les vastes étendues vides de l'Ouest du Texas, du Nouveau-Mexique et du Nevada, pour atteindre la côte pacifique, à Long Beach en Californie. Le coton est alors chargé sur un navire et il continue sa route vers l'ouest. Quelques jours plus tard, il arrive au port de Shanghaï dans le tumulte assourdissant de l’étrange nouveau capitalisme chinois. C'est là que le coton des Reinsch sera filé en bobines, tricoté en pièces textiles, découpé et finalement cousu pour devenir un tee-shirt. L’étiquette « Fabriqué en Chine » sera ajoutée à l'intérieur du col. Et, ainsi transformé, le coton texan retournera en Amérique1.

Lamar, le fils de Nelson et Ruth, rit de constater qu'il n'a jamais vraiment eu conscience que le coton de la ferme allait effectivement jusqu'en Chine. Même, en tant que professeur dans une école de commerce, l’idée que Lamar a du coton s'arrête à l'égreneuse de Shallowater. Il n'a jamais réfléchi à ce qu’il lui arrivait ensuite, où allait le coton, ou comment il allait jusque là-bas. Il y a, cependant, un bruit de fond lié à la Chine dans les souvenirs d'enfance de Lamar. À l'égreneuse, à l'église ou à la table du repas, la Chine était une des questions dont causaient les adultes, un des sujets de conversation pendant laquelle ses parents baillaient et hochaient la tête. Pour un enfant, les conversations concernant la Chine étaient comme les conversations sur le temps qu'il fera, ou bien sur les prix du coton. La Chine, les prix du coton, la météo : les trois inconnues fondamentales dans la vie d’un fermier de coton du Texas. Mais Lamar se rappelle que seule la Chine était un réel sujet de préoccupation.

La Chine est encore davantage le sujet de préoccupation à présent. Ces dernières années, j'ai pu constaté qu'il était impossible de parler plus de deux minutes, où que ce soit sur la planète, sans que quelqu'un mentionne la Chine et que tous les visages prennent un air grave. Aujourd’hui, la Chine est non seulement (en général) le plus gros acheteur de coton américain, mais elle consomme aussi presque un tiers de la production mondiale2. Le coton était, en 2003, le neuvième poste d'exportation des États-Unis vers la Chine. Il avait augmenté de près de 400 % par rapport à 20023. Dans un mouvement oscillant qui alternativement enfle et décroît (mais dont la tendance est à l'accroissement), la demande américaine pour des vêtements bon marché en provenance de Chine renforce la demande chinoise pour du coton des États-Unis.

Tandis que les grues du port de Shanghaï déchargent des navires le coton texan, il entre non seulement dans un nouveau pays mais aussi dans une nouvelle industrie globalisée. La production de textile et d’habillement est presque aussi vieille que l'agriculture et, depuis les origines, l'agriculture et le textile sont allés main dans la main : que ce soit la laine, la soie, le lin ou le coton, ce que les hommes filaient et tissaient, il fallait d’abord le cultiver. Aujourd'hui, cependant, les chapitres agricoles et industriels de la vie d'un tee-shirt se déroulent souvent sur des continents différents.

Il faut un peu plus de 150 g de fibre pour fabriquer un tee-shirt en coton. Il y en a pour peut-être 15 cents. Un hectare de terre agricole dans le Texas de l'Ouest permet de fabriquer environ 3000 tee-shirts par an. Une bonne saison, Nelson produit suffisamment de coton pour fabriquer plus d'un million de tee-shirts, et, comme nous l'avons vu, il n’a plus besoin de main-d'oeuvre, seulement de terre, de capital et de technologie. Avant que le coton sorti de la balle ne devienne un tee-shirt, il faut, toutefois, de la main-d'oeuvre pour la filature, le tricotage, la découpe, et la couture. Les coûts salariaux dans la production de fibres de coton américain sont devenus infimes, mais la part de la main-d'oeuvre dans la production d'un vêtement représente encore la moitié de la valeur ajoutée. Le coton de Nelson va en Chine car c’est là qu’est la main-d'oeuvre.

Les critiques qui se lamentent sur l'homogénéisation du monde se sentiront mieux après un voyage de Lubbock à Shanghaï. Les deux villes semblent appartenir à des planètes différentes. Elles sont tellement dissemblables qu'on ne peut même pas commencer à parler de leurs différences. Elles n'ont tout simplement rien en commun, pas même une boutique Starbucks* ; il y en a une à Shanghaï, mais pas à Lubbock. Les cultures sont peut-être en train de converger entre Paris et New York, ou entre Los Angeles et Hong Kong, mais il se passera encore un moment avant qu'on puisse se procurer des bottes en cuir d'autruche à Shanghaï ou de la poudre de corne de rhinocéros à Lubbock. L'industrie textile du coton est, néanmoins, aussi importante pour Shanghaï que la culture du coton l'est pour Lubbock. Les deux villes, si différentes par tant d’aspects, sont unies dans un commun destin par la tendre fibre de coton, et chaque ville surveille constamment ce qui se passe dans l'autre.

Les deux villes sont liées par le coton depuis près d'un siècle. Pendant que l'industrie cotonnière se développait à Lubbock, à Shanghaï c'était la révolution. En juillet 1921, alors que les cotonniers poussaient dans la fournaise de l’été texan, pendant la première saison de la vie de Nelson Reinsch, avant que Lubbock n'existât réellement, le Parti communiste chinois était fondé dans une école de Shanghaï. À cette époque, près de la moitié des ouvriers de Shanghaï travaillaient dans les usines textiles, et les tensions sociales qui frémissaient dans toute la Chine étaient déjà en ébullition dans les usines de Shanghaï4. Durant les années 20, l'embrasement de la classe ouvrière – qui prit naissance dans l'industrie textile, à la suite des bastonnades, des réductions de salaires et des meurtres – se répandit le long des régions côtières chinoises, mobilisant les ouvriers et paralysant l'industrie5. L'activisme ouvrier en Chine dans les années 20 n'était pas pour les âmes sensibles : l'armée écrasa les soulèvements ouvriers, et plusieurs meneurs de grèves dans l'industrie textile furent décapités en public pour l’exemple.

Mais, en même temps que l'industrie textile du coton à Shanghaï attisait les mouvements ouvriers révolutionnaires, elle engendrait aussi une immense richesse qui transforma Shanghaï en une sorte de Disneyland classé X pour les nouveaux industriels. Tandis que l'agriculture du coton prenait possession du Texas de l'Ouest, Shanghaï devenait une métropole du luxe et de la décadence. On trouvait dans la ville des fumeries d'opium, des lupanars et des distractions pour satisfaire tous les appétits. Même s'il est difficile de savoir qui a procédé au recensement, ou comment, Shanghaï dans les années 30 avait dit-on plus de prostituées par habitant que toute autre ville du monde6. Les « palais des plaisirs » qui s'alignaient le long des artères principales de la concession internationale sont peut-être la meilleure illustration du Shanghaï de cette période. Un visiteur américain effaré se rappelle ainsi le Grand Palais des Plaisirs du Monde :


Au rez-de-chaussée il y avait les tables de jeu, les entraîneuses, les magiciens, les pickpockets, les machines à sous, les feux d'artifice, les cages à oiseaux, les éventails, les bâtons d'encens, les acrobates et le gingembre. À l'étage au-dessus on trouvait... les comédiens, les criquets et les cages, les souteneurs, les sages femmes, les coiffeurs et les extracteurs de cire d'oreille. Au deuxième étage c'étaient les jongleurs, les herbes médicinales, les salons où manger des crèmes glacées, les photographes, de nouveaux essaims de filles la robe boutonnée haut mais laissant par une fente voir leurs hanches, et, [c’était une] nouveauté, plusieurs rangées de sièges de cabinet occidentaux au vu de tous. Au troisième étage il y avait des stands de tir, des tables pour jouer au fantan,... des banquettes de massage,... du poisson séché et des condiments, des pistes de danse... On montait au quatrième étage pour voir les filles vêtues de robes fendues jusqu'aux aisselles, pour la baleine empaillée, les conteurs, les ballons, les cabines de strip-tease, les masques, les labyrinthes de miroirs, les deux stands où des écrivains publics rédigeaient des lettres d'amour avec résultats garantis,... et un temple rempli de dieux féroces. Tout en haut, sur le toit de cette maison de tous les plaisirs, des funambules ondulaient d’avant en arrière sur des cordes tendues, il y avait des balançoires, des jeux de dames chinoises, des mah-jonggs,... des pétards, des tickets de loterie, et des entremetteuses de mariage7.


Avec une journée de travail de douze heures et souvent seulement deux jours de vacances annuels, les ouvriers des usines textiles n'avaient ni l'argent ni le temps pour visiter ces merveilles sur plusieurs étages. Ainsi la fracture entre le monde ouvrier et les capitalistes s'élargit. Les communistes infiltrèrent graduellement et secrètement les usines textiles où des milliers d'ouvriers étaient enfermés dans un enfer suffocant, de plus en plus mûrs pour la révolution. En 1949, alors que les enfants de Nelson étaient encore en bas âge et que les migrants mexicains travaillaient dans ses champs, les Communistes chassèrent les propriétaires des usines de Shanghaï, fermèrent les palais des plaisirs et s'emparèrent au nom du peuple des moyens de production. Les ouvrières des usines textiles représentaient alors à elles seules plus du tiers du misérable prolétariat de Shanghaï8.

Dans les années 60, tandis que les fils de Nelson maniaient leurs fourches dans les remorques de coton, la folie de la Révolution Culturelle saisissait Mao Tsé-toung et ses gardes rouges. Ils terrorisèrent les cadres des usines de filature et de tissage, forçant les plus chanceux d'entre eux à avouer des crimes capitalistes, emprisonnant ceux qui eurent moins de chance, et condamnant à être exécutés ou bien à aller mourir de faim dans les campagnes les moins chanceux de tous. Finalement, à la fin des années 70, alors que les bennes pour modules de coton de Nelson libéraient ses enfants du travail à la ferme, la Chine de Deng Xiaoping commençait à s'ouvrir au monde. Les grands-parents à Shanghaï, après une pause de 30 ans, pouvaient de nouveau savourer le chocolat et le café, et la génération des parents pouvait les goûter pour la première fois. Les néons éblouissants réapparurent sur Nanjing Lu*, le Grand Palais des Plaisirs du Monde fut transformé en immense centre commercial, et la Chine commença à vendre des tee-shirts aux Américains.

À travers toutes les révolutions – Nationaliste, Communiste, Culturelle et à présent Capitaliste – les bobines de coton ont continué à tourner, filant un fil ininterrompu durant toute ces périodes tumultueuses.

En comparaison, les choses étaient calmes à Lubbock.


La filature numéro 36 de Shanghaï


« Venez donc en Chine, m'avait dit Patrick Xu lors de notre rencontre à Washington. Je vous montrerai tout. » Au printemps 2000, quelques mois après avoir quitté Lubbock, je pris Patrick au mot et acceptai son invitation.

La filature de coton n°36 de Shanghaï se trouve à l'extrémité est de la banlieue de la ville. Il faut une heure de voiture à travers un paysage encombré, à la fois varié et blafard, pour s’y rendre. Alors que conduire jusqu'à la ferme des Reinsch est un voyage à travers le vide, le trajet jusqu’à la filature n°36 traverse une jungle invraisemblable d'allées et d'immeubles, de baraques et d'ateliers, de boulangeries et de marchands de thé, de bicyclettes et de pousse-pousse, de buffles et des poulets. La plus grande partie de la Chine méridionale et orientale, cependant, est avant tout un gigantesque atelier. Même s’il y a quelques usines neuves et rutilantes, on voit surtout des fabriques poussiéreuses et délabrées où sont fabriqués des menus objets comme des accessoires pour tuyaux d'arrosage, des pièces de moteurs, des chaussures, des parapluies, des bicyclettes, des jouets et des chaussettes.

Au bout d'une voie cahoteuse, non goudronnée, le long de laquelle les gens cuisinent sur le trottoir et les maisons semblent perpétuellement sur le point de s'effondrer, un virage à gauche conduit à un ensemble de bâtiments. Le visiteur qui ne sait pas lire les caractères chinois n'aura pas la moindre idée de ce à quoi servent ces constructions, jusqu'à ce qu'il arrive devant un quai d'expédition. Là, en piles de peut-être dix mètres de haut, sont posées des balles de coton du Texas.


* * *


Quand vous pénétrez dans la filature de coton numéro 36, tous vos sens sont pris d'assaut. C'est d'abord le bruit infernal, un fracas métallique assourdissant de réelles machines, plutôt que le vrombissement électronique ou les bips que l'on entend dans les usines américaines. Ce brouhaha étouffe non seulement toute velléité de conversation mais empêche même de penser. Une fine poussière de fibres de coton couvre les gens et les choses dans l'usine. On ne respire pas de l'air mais une vapeur poussiéreuse car un niveau d'humidité élevé est maintenu dans l'atelier pour réduire les ruptures de fils. L'assaut sensoriel peut-être le plus violent, car il n'a pas d'explication rationnelle, est la couleur à l'intérieur de l'usine. On pourrait l'appeler « vert communiste ». Tout est peint de cette couleur. Je regardais constamment les murs autour de moi pour vérifier qu'ils étaient sans exception de ce vert : c'était tellement laid que ça en était étonnant. Mais, pour compenser la couleur affreuse et le bruit assourdissant, il y a le toucher et l'odorat auxquels s’adresse le coton lui-même. Durant la transformation du produit de plante en fil, il devient de plus en plus doux – impossible de résister au désir de le toucher. L'odeur douceâtre du coton et du fil est réconfortante, légèrement enivrante même. Quand on vient du Texas, Shanghaï sent l'étranger : le thé vert, les boulettes frites, les crabes poilus. Mais ici dans l'usine, Shanghaï sent Shallowater au Texas.

Le mot usine suggère des chaînes d'assemblage, des alignements de postes de travail se passant les éléments en cours de fabrication de l'un à l'autre jusqu'à ce que le produit final, une collection de parties assemblées, apparaisse en bout de chaîne. Mais rien n'est assemblé dans une filature de coton, et rien n'est linéaire non plus. Le processus de fabrication est plutôt une transformation qu'un assemblage, et presque chaque étape est de nature circulaire : le bobinage, le retordage, le filage, l'enroulage...

Les balles de coton, encore souillées de fragments de feuilles ou de fourrure de lapin du Texas, sont éventrées et leur contenu est absorbé par un grand aspirateur de fabrication française. Les tuyaux de l'aspirateur sont en plexiglas transparent. On peut voir les touffes de coton se défaire dans le courant d'air et être débarrassées de ce qu'il reste de saletés ou de morceaux de lapin laissés par l'égreneuse de Shallowater. Alors que le coton avait dû être compressé en une brique compacte pour le transport, maintenant il faut au contraire le faire gonfler jusqu'en une sorte de nuage en préparation du filage. Après l'expansion par soufflage, le coton est déposé en une mince couche douce au toucher. Ce manteau de duvet est formé de fibres orientées dans toutes les directions. Vient alors l’étape du cardage : des râteaux sur lesquels sont montées des minuscules dents métalliques mettent le coton bien à plat et alignent toutes les fibres dans la même direction. Puis le manteau de coton est transformé en un ruban diaphane de 2 ou 3 centimètres de diamètre. Le ruban cardé n'est qu'une étape fugitive dans la transformation du coton texan en fil chinois, mais c’est pour moi la partie la plus belle du processus de fabrication. Les rubans sont tellement transparents et impalpables qu'ils ont quelque chose d'éthéré, comme les fantômes des bandes dessinées pour enfants, et ils sont incroyablement doux.

L'ensemble de mes expériences sensorielles dans l'usine était maintenant complet : je n'en pouvais plus du vacarme à rendre sourd et des épouvantables murs vert communiste, mais je voulais conserver avec moi, pour ramener à Washington, l'odeur et le toucher des rubans.

Ils sont disposés en enroulements dans des grands pots cylindriques en métal, jusqu'à ce qu'ils débordent comme des torsades de barbe à papa. Les rubans sont ensuite dirigés vers des broches où ils sont tordus pour faire du fil. Enfin, la dernière étape circulaire consiste à enrouler le fil pour former des grandes bobines de la taille d'un seau de ménage.

Toutes ces opérations sont supervisées par Tao Yong Fang, la directrice de l'usine n°36. Tao n'arrive pas beaucoup plus haut que la boucle du ceinturon de Nelson Reinsch, et elle est tellement mince qu'une rafale de vent du Texas de l'Ouest l'emporterait aisément. Mais Tao marche et parle à toute vitesse en même temps qu'elle surveille ce qui se passe dans son usine où elle connaît chaque ouvrier et ouvrière.

La filature de coton n° 36 a été construite en 1944, cinq ans avant que la Révolution communiste ne s'empare des moyens de production. Depuis les années 80, une bonne partie de l'industrie textile chinoise a été plus ou moins privatisée, mais l'usine n°36 est restée un exemple classique d'entreprise d'État. Elle a néanmoins récemment mis un pied dans le domaine capitaliste en établissant un joint-venture* avec une entreprise de Hong Kong. Quand Tao a été nommée, en 1983, à la tête de l'usine n°36, elle n'était pas aussi active qu’aujourd’hui. Tao, les ouvriers et l'usine elle-même n’étaient qu’un rouage dans l'immense machine économique centralisée de la Chine, ne disposant d'aucune liberté de manoeuvre, et n'ayant aucune raison de se presser. Jusque dans les années 80, les planificateurs centraux livraient des quantités fixées par le plan de balles de coton, de machines et d'ouvriers à la porte de l'usine, et ils revenaient plus tard prendre livraison du quota de fil de coton.

Les Américains, et maintenant les Russes, les Slovaques ou les Chinois se détournent de cette planification centralisée à cause de son inefficacité**. Un système qui ignore les signaux envoyés par les marchés, qui n'offre aucune incitation, qui subventionne les plus mauvais autant que les meilleurs, ne peut pas être efficace pour la production de biens et de services. Dans ce système, les planificateurs centraux lanceront la production de marchandises inutiles, feront des erreurs dans les inputs, fixeront des prix absurdes, embaucheront des ouvriers incompétents. Ça conduit aussi à des produits de mauvaise qualité, ou en quantité insuffisante. Quand on rencontre Tao de l'usine n°36, on se rend compte que le vrai drame de la planification centralisée n'est pas tant l'inefficacité qui en résulte, que son effet abrutissant pour l'intelligence. Vingt ans durant l'énergie et l'intelligence de Tao ont été en friche. Pendant trente-cinq années les broches de l'usine n°36 ont tourné dans un grand vacarme métallique, mais personne dans l'usine n'avait la moindre décision à prendre. C'est pourquoi aujourd'hui, alors que l'usine a cessé d’être un simple rouage pour devenir une entreprise qu'il faut gérer, Tao fait preuve de détermination mais est parfois désarçonnée par les aspects les plus élémentaires de la gestion d’un business : quels produits fabriquer, sur quels marchés vendre, qui embaucher, quels salaires verser ?

Il existe des experts de chaque phase dans la vie d'un tee-shirt : des experts dont le travail est de tout savoir sur certaines choses auxquelles le consommateur ne pense jamais quand il enfile une chemisette. Pour le consommateur, un tee-shirt est un vêtement en coton, mais pour un expert du coton, « le coton » est comme « la neige » pour un esquimau : à cause de la variété de qualités, le terme générique n'a pas grande signification. Là où le consommateur pense coton, l'expert pense longueur de fibre, couleur, contenu en sucre, impuretés, humidité, solidité de la fibre. C'est ainsi que ça se passe dans la filature chinoise. Tao Yong Fang peut répondre à quelques questions concernant le fil, ou même le fil spécifique pour les tee-shirts. Ça dépend des questions. Le processus industriel même le plus simple est néanmoins déjà tellement complexe que Tao doit être experte en même temps que femme d'affaires, afin de prendre les dizaines de décisions dont le consommateur final n'a pas la moindre idée. Quels types de coton doivent être mélangés, dans quelles proportions ? Quel est l'arbitrage optimal entre solidité et finesse ? Faut-il peigner la fibre de coton pas ? Faut-il plutôt tordre le coton vers la droite ou la gauche ? Quelle torsion donner au fil ? Etant donné qu’avec un kilo de coton on peut faire entre 1500 et 5000 mètres de fil, un fil de quel « denier » produire, avec un coton de quelle catégorie ? Enfin, la question la plus importante : qui l'achètera ?


L'usine de vêtements n°3 « Splendeur de Shanghaï »


À l'extrémité opposée de l’interminable banlieue de Shanghaï est implanté un autre groupe de constructions entourées de fermes. De l'extérieur, l'usine ressemble à une école rurale. À l'intérieur, cependant, le coton des Reinsch est à nouveau transformé, cette fois-ci de fil il devient vêtement.

Les bobines de fil, avec leur forme en seau de ménage, sont déchargées d'un camion et placées sur des machines à tricoter. Devant chaque machine, tandis qu'une grande pièce de tricot est produite lentement, au rythme des allers et retours du chariot, et tombe en plis majestueux, un inspecteur assis devant un miroir surveille simultanément chaque face du produit pour vérifier l'absence de défaut. Au premier étage de l'usine, le tricot est découpé en pièces : manches, devants, derrières et cols. Aux États-Unis, les différentes pièces composant un tee-shirt sont coupées, essentiellement sans intervention humaine, grâce à un procédé utilisant un laser de découpe, du logiciel et beaucoup de capital. Mais à « Splendeur de Shanghaï » la découpe est réalisée manuellement par un groupe bourdonnant d'ouvrières maniant des grandes scies, des petites scies et de simples paires de ciseaux. Les pièces de tricot ainsi coupées sont empilées dans des grands paniers en plastique et transportées vers l'atelier de couture.

Dans la production de tee-shirts, aussi bien que d'autres vêtements, c'est l'étape de la couture qui a été la plus difficile à mécaniser. Dans presque toutes les autres étapes de l'industrie de l'habillement le capital a peu à peu remplacé le travail, exactement comme cela s'est passé pour la culture du coton aux États-Unis. Néanmoins, malgré les millions et les millions de dollars de recherche, il faut encore de la main-d'oeuvre pour maintenir les pièces ensemble et les faire passer sous l’aiguille de la machine à coudre. L'étape de la couture dans la vie d'un tee-shirt est spéciale aussi pour une autre raison : c'est la couture – pas la production agricole, ni la filature, ni la fabrication du tricot – à laquelle on pense le plus souvent quand on dénonce les conditions d'exploitation des ouvriers des ouvrières dans l’industrie textile.

Alors que pour moi la production de coton à Lubbock ou les usines textiles en Chine étaient des domaines que je ne connaissais pas, quand je suis entrée dans l'atelier de couture de Splendeur de Shanghaï j'ai éprouvé un étrange sentiment de familiarité. Environ soixante dix ouvrières étaient alignées en plusieurs rangées, chacune assise derrière une machine à coudre. C'était peu bruyant, et par cette journée ensoleillée de printemps la pièce était bien éclairée. Chaque femme effectuait une seule opération, répétée ad infinitum : les manches, les coutures sur les côtés, les cols, ou les ourlets. Chaque ouvrière a à côté d'elle un grand panier qu'elle remplit au fur et à mesure qu'elle avance dans son travail. Quand le panier est plein, il est déplacé vers l'ouvrière assise derrière, qui effectuera l'opération suivante. Il ne m'a pas fallu une minute pour comprendre ce que cela me rappelait : la classe de 6e de l'école de Notre Sainte Mère de Bethléem, à La Grange dans l'Illinois, en 1969. Nous n'étions que des filles, en rangs bien alignés. Nous faisions exactement ce qu'on nous disait de faire, jour après jour, et nous étions sages. On ne peut pas dire que notre vie était affreuse, loin de là. Mais nous regardions la pendule avec obsession en attendant la récréation. Quand nous levions les yeux, nous voyions un grand crucifix et le regard sévère de Soeur Marie Karen, alors la plupart du temps nous baissions à nouveau les yeux. Quand les ouvrières de Splendeur de Shanghaï lèvent les yeux, elles voient une pancarte accrochée au mur qui dit :


La qualité a trois ennemis : les fils cassés, la saleté, les morceaux d'aiguilles


Alors elles baissent les yeux et continuent à travailler, en attendant elles aussi la pause.

Splendeur de Shanghaï a été fondée au milieu des années 80. C’est une entreprise collective possédée par le gouvernement local.

Comme Tao Yong Fang, Su Qin*, le directeur de l'entreprise, a commencé sa carrière en tant que rouage dans le système de planification centralisée. Frais émoulu de l’école en 1976, on lui attribua un travail dans une usine de vêtements possédée par l'État. Toujours comme Tao, Su Qin s'est peu à peu frotté aux marchés. Aujourd'hui, il n'a plus aucun client assuré. Il est en concurrence avec plus de 40 000 usines de vêtement, pour ne compter que la Chine, chacune d'entre elles cherchant sans relâche à se maintenir au niveau de qualité, de délais de livraison, de service, et de prix exigés par le marché international. Su n'a pas souvenir d'avoir eu ce genre de préoccupations du temps où il travaillait pour une entreprise d'État, quand il dirigeait la production de vestes et de pantalons utilitaires de style Mao. Il ne se rappelle aucune discussion sur les fils cassés, la saleté ou les morceaux d'aiguille. Mais aujourd'hui les tee-shirts sont une marchandise de base, et ces détails font toute la différence. Su se souvient de sa surprise la première fois qu’il entendit un client se plaindre à cause de morceaux d'aiguille dans une livraison. Aujourd'hui Su a un détecteur de métal. Et chaque article passe à travers le détecteur avant expédition. Les efforts de Su ont porté leurs fruits. Ces dernières années il est passé de une à sept usines et le nombre de ses employés a plus que triplé. Quand j'ai de nouveau rendu visite à Splendeur de Shanghaï, en 2003, Su avait abandonné les tee-shirts pour s’élever dans l'échelle de valeur ajoutée. Il fabriquait désormais des vêtements en tricot pour enfants haut de gamme.

Splendeur de Shanghaï n'est qu'une parmi environ 60 usines d'habillement qui livrent des vêtements à Tricots de Shanghaï, l'énorme société d'import-export de vêtements contrôlée par l'État qui sert d'intermédiaire entre les producteurs chinois et les importateurs américains. En 1993, la Chine est devenue le plus gros exportateur de vêtements au monde, une position qu'elle maintient depuis9. L'industrie chinoise de l'habillement a d'importants marchés en Amérique du Nord, en Europe et au Japon. Les Américains achètent chaque année environ un milliard d’articles d’habillement made in China, soit quatre articles par personne et par an10. Depuis 1980, les exportations chinoises de vêtements ont cru à un rythme moyen annuel de 30 %, six fois plus que le rythme de croissance du commerce des biens11. En 2003, la part de marché de la Chine dans les exportations mondiales de vêtements était d’environ 30 %. Selon la plupart des mesures utilisées – production, exportations, emploi ou croissance – l'industrie chinoise de textile et d'habillement est le leader mondial de cette activité aujourd'hui globalisée (voir Figure 4.1).


Source : Base de données COMTRADE des Nations Unies


Figure 4.1 : Part de la Chine dans les exportations mondiales de vêtements.


Mais pendant que les Américains se précipitent sur les tee-shirts bon marché le long de la plage à Miami, il y a un malaise aux États-Unis concernant la domination chinoise dans le secteur intensif en main-d'oeuvre du textile et de l'habillement. Se pourrait-il que cette victoire chinoise soit pour l’économie mondiale un échec ? Un échec pour la politique commerciale américaine, un échec pour les ouvriers américains, un échec pour les consommateurs américains, mais aussi un échec pour les ouvriers chinois, qui triment dans des conditions épouvantables avec des salaires de misère, cherchant perpétuellement à produire des chemisettes moins chères ? Dans The Race to the Bottom La Course vers le Fond »), Alan Tonelson défend l'idée que l'énorme « surplus » de main-d'oeuvre en Chine met en danger les ouvriers du monde entier, car la concurrence internationale exerce une pression incessante sur les salaires et les conditions de travail, ce qui a pour conséquence d’encourager les producteurs de textiles et de vêtements les moins chers et les plus draconiens. Si les moyens pour gagner dans cette industrie consistent à payer les salaires les plus bas, dans les conditions de travail les plus effroyables et les régimes les plus contraignants pour les producteurs de vêtements, alors n'est-ce pas une victoire à la Pyrrhus ? Et la course vers le fond a-t-elle un fond, ou bien, en Chine par exemple, le surplus apparemment inépuisable d'ouvriers sans qualification ne va-t-il pas conduire, dans une dégringolade tournoyante, à une situation comme dans les profondeurs d'un roman de Charles Dickens ?

Les histoires d'ateliers où les conditions de travail sont proches de l'esclavage arrivent de Chine presque au même rythme que les tee-shirts. Et elles sont plus poignantes les unes que les autres. Par exemple, la Commission Nationale [américaine] pour le Travail a établi que les ouvriers de l'industrie de l'habillement en Chine étaient


des jeunes femmes que l'on forçait à travailler sept jours par semaine, douze heures par jour, pouvant gagner aussi peu que 12 à 18 cents par heure sans protection sociale, logées dans des dortoirs crasseux et surpeuplés, nourries avec un peu de gruau de riz, privées de tout droit, soumises à une surveillance et une intimidation constantes – en réalité à peine au-dessus des conditions de servitude...12


Les adversaires de la globalisation continuent de clamer que le prix des tee-shirts bon marché est trop élevé. Les ateliers dont les conditions sont proches de l'esclavage, en conséquences du capitalisme globalisé, exploitent les pauvres et les plus démunis, forçant ceux qui n'ont pas d’alternative à travailler dans des quasi-prisons pour quelques sous par jour. Les villages dépendant d'une entreprise détruisent aussi les structures familiales et la culture traditionnelle, et affaiblissent l'agriculture locale. En résumé, déclarent les critiques, les tee-shirts bon marché arrivant de Chine sont une victoire pour les consommateurs américains et pour la rentabilité des grandes entreprises, mais un échec pour l'humanité. Pour les défenseurs du libre-échange, la marée de vêtements chinois à bas prix qui submerge les ports américains est la preuve que le système fonctionne bien, tandis que pour les critiques elle est plutôt l'illustration de ce qui va mal dans le capitalisme globalisé.

Que nous considérions la domination chinoise dans l'industrie du textile et de l'habillement comme un échec ou comme une victoire, la situation de la Chine au sommet de cette industrie est très différente de la domination des producteurs américains sur la culture du coton. Alors que les planteurs de coton américains ont maintenu leur position de leader pendant 200 ans, l'histoire nous enseigne que la domination d'une région ou d'un pays dans l'industrie du textile et de l'habillement n'a jamais été durable. C’est seulement une victoire temporaire dans la course sans merci vers le fond. Pour comprendre la victoire actuelle de la Chine dans cette course, pour comprendre pourquoi le coton américain voyage si loin pour devenir un tee-shirt, et finalement pour décider si la course vers le fond (ou peut-être vers le sommet) est une bonne ou une mauvaise chose, un phénomène qu'il faut enrayer ou au contraire encourager, commençons par nous pencher sur l’histoire de la course elle-même : Quand est-ce qu’elle a commencé ? Où mène-t-elle ? Qu'est-ce qui est arrivé aux gagnants et aux perdants ? Et qu'advient-il des jeunes ouvrières mangeant, à la pause, leur maigre bol de gruau de riz ?



Notes du chapitre 4 :


  1. En plus des sources secondaires citées, ce chapitre est basé sur des entretiens et des visites d’usines en Chine en mars 2000, mars 2003, juillet 2003 et mars 2004. Au nombre des personnes interviewées se trouvent Patrick Xu, Hong Yan, Tao Yong Fang, Su Qin, Li Guo Ping et He Yuan Zhi.

  2. Consulter la publication du Economic Research Service, “Briefing Room: Cotton Trade,” 19 juillet 2002.

  3. World Trade Atlas, consulté le 4 août 2004.

  4. Voir Honig, Sisters and Strangers, Table 1, 24.

  5. L’étude classique des mouvements ouvriers chinois de cette époque est Chesneaux, The Chinese Labor Movement.

  6. Honig, Sisters and Strangers, 10.

  7. Cité dans Ling, In Search of Old Shanghaï, 93.

  8. Honig, Sisters and Strangers, 1.

  9. World Trade Atlas, consulté le 20 décembre 2003.

  10. http://www.nlcnet.org/ consulté le 7 mars 2001.

  11. Calculs de l’auteur à partir de la base de données COMTRADE des Nations Unies, et basés sur le code SITC 84 (vêtements).

  12. National Labor Committee (1998) p.1 ; http://www.nlcnet.org/ consulté le 21 juin 2000.

* Chaîne de boutiques d'origine américaine vendant du café. (N.d.T.)

* La rue de Nankin, l’une des artères principales de Shanghaï. (N.d.T.)

* Filiale commune. (N.d.T.)

** Néanmoins, Ronald Coase a reçu le prix Nobel d’économie en 1991 pour avoir demandé pourquoi les tenants du libre échange vilipendent tant le système communiste et en même temps portent aux nues l’organisation fordiste qui laisse si peu de liberté aux ouvriers. (N.d.T.)

* Transcription pinyin du nom chinois. Prononcer Sou Tchine. (N.d.T.)